Uchronie

Dura lex, sed lex

3159-sdf-banc-parcCe matin, un texte écrit en Avril dernier pour le blog L’ivre de Lire (www.livredelire.com) qui avait fait de moi son invité de la semaine.

Paulo était assis sur un banc, en plein soleil, sa bouteille débouchée posée près de lui. A ses pieds, deux chiens en mauvais état montaient la garde. Pas une garde très rapprochée, on ne peut pas dire. Si les animaux étaient imposants par leur carrure, ils n’auraient visiblement pas fait de mal à une mouche.

Ils étaient nombreux comme lui dans le pays  à passer leurs journées en plein soleil, à la vue de tous. Depuis le vote de la fameuse loi, ils savaient qu’on avait besoin d’eux et ne se privaient pas de se montrer.

Le gouvernement nouvellement élu avait sorti de sa manche un certain nombre de décrets dont personne n’avait jamais entendu parler pendant la campagne électorale. La première de ces lois avait été le brusque passage du temps de grossesse de neuf mois à quatorze. Le chômage était de plus en plus important, de plus en plus difficile à régulariser et toutes les mesures prises avaient été sans effet. Les congés de maternité étaient nombreux, longs et revenaient de plus en plus souvent. La solution la plus simple pour les rendre plus rares avait été trouvée après des nuits de discussion au parlement. Il suffisait simplement d’allonger la durée de la gestation. Le temps légal désormais était de quatorze mois. Les organismes féminins avaient dû se plier à cette nouvelle donne. Les femmes prenaient des cachets, des potions pour éviter d’accoucher comme elles avaient bêtement l’habitude de le faire. « Ce n’est qu’une question de deux ou trois générations, avait annoncé le ministre de la santé. Petit à petit, les corps vont s’habituer et bientôt, intégreront cette nouvelle donne. Dans vingt ou trente ans, les femmes pourront facilement conserver leur enfant quinze ou vingt mois, je vous en donne ma parole. Autant de main d’œuvre disponible pendant plus longtemps.»

Quelques mois plus tard, les horaires des marées avaient été aménagés en fonction de la saison touristique. Les communes du littoral avaient reçu un matin les directives du ministère de la mer et du tourisme. « A compter de ce jour, les marées seront hautes chaque jour de huit heures à vingt heures pendant les saisons touristiques. De cette façon, les touristes pourront profiter au maximum des plaisirs de la plage. La mer pourra ensuite baisser pour atteindre sa marée basse à partir de vingt heures. Des dérogations pourront être accordées afin de limiter encore le temps de marée basse selon les festivités locales. En dehors de ces périodes, les communes seront libres d’appliquer les horaires de marées qu’elles souhaitent en fonction des besoins locaux. Les dates des périodes touristiques sont annexées dans le document A1. »

S’en étaient suivies de nouvelles lois toutes aussi importantes les unes que les autres, telles que l’interdiction de fumer à son domicile de dix-huit à vingt-et-une heures, l’obligation faite à chaque automobiliste de porter un casque intégral, l’âge de la retraite à soixante-quinze ans, l’interdiction des fèves dans les galettes de rois ou la régulation des chutes de neige autorisées uniquement entre le sept décembre au matin et le dix-huit février au soir. Toutes ces mesures avaient permis de créer des emplois de vérificateurs qui passaient leur temps de travail journalier (douze heures pour les hommes, dix heures pour les femmes et huit heures pour les enfants) à vérifier la stricte application de ces décrets, n’hésitant pas à frapper chez vous à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

Paulo, SDF depuis plusieurs mois, but une nouvelle rasade de vin rouge. Il en avait le droit, puisqu’il était moins de dix-neuf heures. Après, il devrait se cacher ou boire du blanc. Il regarda autour de lui, guettant le client. Il avait été abordé, il y a trois jours par un homme avec qui il avait discuté affaires. Il avait également parlé à une vieille dame, mais ses propositions financières étaient moins intéressantes.

Il n’attendit pas longtemps. Un homme mince et distingué s’approcha. Il portait un cartable noir et une sacoche de skaï pendait à son épaule gauche. Il devait avoir une cinquantaine d’années. Une couronne de cheveux gris entourait son crâne dégarni. Il portait un costume impeccable et de ridicules mocassins à pompons convenablement cirés. Il s’approcha de Paulo et s’assit près de lui sur le banc.

« Je pense que ce sera pour cette nuit, chuchota-t-il à l’adresse de Paulo.

– Vous en êtes sûr ?

– Oui, un prêtre est venu ce matin, il a reçu l’extrême onction.

– Vous êtes sûr du prêtre ? Il ne dira rien ?

– Oui, il est des nôtres. Je réponds de lui personnellement.

– C’est bien.

L’homme transpirait. Il tripotait nerveusement sa sacoche de cuir maintenant posée sur ses genoux.

Un vérificateur de crottes de chiens passa près d’eux et jeta un coup d’œil inquisiteur sur les deux molosses tranquillement assis au pied de leur maître.

– Pas plus de deux crottes par jour hein ?

– Oui, oui, ne vous en faites pas, répondit Paulo. Ils ont l’habitude maintenant.

– Sinon….

– Oui, oui, je sais !

Le vérificateur s’éloigna, non sans se retourner une ou deux fois vers les chiens qui n’avaient pas bougé.

– On avait dix six mille, reprit l’homme à la sacoche.

Vous aviez dit six mille. Moi j’avais dit huit mille.

– Vous êtes dur en affaire. Négocions.

– Non, pas de négociation possible. Si ce n’est pas vous, ce sera quelqu’un d’autre. Je n’ai que l’embarras du choix. C’est huit mille, à prendre ou à laisser.

– Bon, mais vous me ruinez.

– C’est vous qui êtes venu me chercher, je ne vous ai pas forcé la main.

– Je sais, mais ai-je le choix ? Vous savez bien que je suis obligé. Sinon, ça me coûtera le double, au bas mot.

– C’est votre problème, Monsieur, pas le mien. Alors, conclu ?

L’homme poussa un long soupir.

– Conclu. Mais vous m’assassinez.

Les deux hommes se serrèrent la main.

– Vous avez l’argent ?

– Oui, il y a huit mille dans la serviette. Vous pouvez vérifier.

Paulo se saisit du cartable de cuir, l’ouvrit et compta les liasses qu’il contenait.

– C’est bon, dit-il, ça me paraît réglo.

– A vous maintenant, demanda l’homme.

Paulo passa la main dans sa veste, fouilla dans la poche intérieure, sortit un portefeuille essoufflé d’avoir trop longtemps vécu et en tira sa carte d’identité.

– Voilà, dit-il. Comme convenu, c’est un ancien modèle. Vous n’aurez qu’à changer la photo et revoir le tampon. Il y a des gens qui vous feront ça pour pas cher.

– Je sais, répondit l’homme, j’ai une adresse.

A son tour, l’homme tira son portefeuille et tendit une carte d’identité à Paulo.

– Voilà, dit-il, c’est la carte d’identité de mon frère. A vous de faire le nécessaire.

– Pas de problèmes répondit Paulo. Il va mourir de quoi votre frère ?

– Cancer du poumon.

– Ah, c’est moche, reprit Paulo.

Il se leva et tendit la main à son interlocuteur.

– Allez, au plaisir, si j’ose dire, mais il faudra vous adresser à un de mes confrères, moi, je ne peux travailler qu’une fois, et puis, je vais sûrement quitter le pays avec votre argent.

– C’est mieux que vous partiez en effet. »

Les deux hommes se donnèrent une solide poignée de main et l’homme à la sacoche s’éloigna d’un pas lourd.

Depuis trois mois qu’il était interdit de mourir en été, les tractations dans ce genre étaient nombreuses. La mort était devenue hors la loi de juillet à septembre. Toute personne ayant un décès dans sa famille pendant cette période était condamnée à une amende proportionnelle à sa fortune et à celle du défunt. Un vaste trafic s’était organisé. Des SDF sans fortune ni héritier  vendaient à prix d’or leurs cartes d’identité que l’on plaçait dans la poche du mort. Le corps était ensuite abandonné quelque part en ville et les recherches sur l’identité du défunt ne donnaient rien. Les familles faisaient ainsi de grosses économies. Beaucoup de SDF étaient déclarés morts pendant cette période, ce qui arrangeait bien les statistiques du ministère de l’intérieur qui pouvait ainsi se vanter d’une baisse sensible du vagabondage.

A tout problème sa solution.

Mourir était interdit. C’était la loi. Dura lex, sed lex.

© JM Bassetti Avril 2013. Tous droits réservés.

© Amor-Fati 4 septembre 2013 Tous droits réservés. Contact : amor-fati@amor-fati.fr

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