Atelier d'écriture,  Non classé

Juste une mise au point.

C’est lundi, c’est Bricabook… une image, quelques mots. Merci à Leiloona et à son site de nous offrir ce bonheur hebdomadaire !!
Bonne lecture à vous tous. Et n’oubliez pas d’aller lire les textes des autres.


© Romaric Cazaux

C’est marrant que je retrouve cette photo ce soir, au fond d’un tiroir. C’est moi qui l’ai prise cette photo…

Mais laissez-moi me présenter. Peut-être un jour avez-vous eu affaire à moi. Je m’appelle Georges Lebrac et j‘étais détective privé. 27 rue des mouettes. Vers le port.

Mon pain quotidien, c’était les cocus. Essentiellement. Filatures en tous genres, planques devant les hôtels bon marchés ou les restaurants de bord de mer la plupart du temps. Des heures dans ma bagnole à bouffer des sandwiches et des barquettes de carottes râpées, à fumer clope sur clope, à écouter Philippe Bouvard et les Grosses têtes, à voir le temps passer sur ma montre à 15 euros. Le tout en essayant de se faire voir le moins possible. La discrétion, c’est notre maître mot à nous, les Sherlock Holmes, Les Nestor Burma, les Mike Hammer.

Il y a une dizaine d’années, alors que je fais un peu de paperasse dans mon bureau – il faut bien en faire de temps en temps – un type sonne. En général, j’aime pas trop qu’on se pointe directement chez moi sans passer par un rendez-vous. Au moins téléphonique. Parce qu’il faut vous dire que je bosse chez moi ; pas d’agence, pas de secrétaire. C’est bon pour la télé les Miss Moneypenny et autres blondasses au cerveau rachitique. Donc, un type se pointe et me sert le couplet habituel. Il n’a pas voulu me dire son nom, appelons-le Monsieur F. Sa femme s’absente de plus en plus de chez eux. Des fois, elle sent le tabac quand elle revient. Elle donne des excuses bidon, part faire des courses à pas d’heure, il lui arrive même de recevoir des coups de téléphone bizarre et elle a l’air un peu gênée quand elle revient. Il me paie à l’avance une petite centaine d’euros, me promet beaucoup plus lorsque je lui aurai donné l’identité de l’amant, si amant il y a.

Le lundi suivant, je me place donc au bas de l’immeuble de Madame F. Une femme d’une trentaine d’années, plutôt bien de sa personne comme on dit. Elle porte un pantalon blanc et un petit haut à bretelles rouge. A son cou, un léger collier portant une perle noire. Montre, bracelet assorti au collier. Une paire de lunettes d’écailles pour tenir ses cheveux. Je suis trop loin pour m’en rendre compte, mais je suis certain qu’en plus, elle sent bon. Dans notre métier, il faut avoir l’œil. Et vite. Le moindre petit détail peut être d’une importance capitale. Elle part à pied. Je la laisse prendre quelques mètres d’avance et je descends de la voiture pour la prendre en chasse. Elle s’engage à pied dans la rue du Maréchal Foch, longe l’ancien marché, tourne à gauche dans la rue de la mer et se dirige vers le port de plaisance. Elle marche d’un bon pas jouant avec le parapluie qu’elle tient dans sa main gauche. Etrange d’ailleurs la présence de ce parapluie puisqu’il fait grand soleil et que la météo n’est pas particulièrement alarmiste. Elle a la santé et visiblement la joie au cœur. Je prends quelques photos, un peu au pif.

Elle s’arrête devant une boutique de mode dont le nom m’amuse car il est caractéristique de notre région : « La pluie et le beau temps ». Elle s’immobilise devant la vitrine et fait mine de s’intéresser aux jupes, blouses, sandales et chaussures en exposition. Pendant ce temps, appuyé à un poteau électrique, je fais la mise au point de mon appareil photo. Bonne vitesse, bonne ouverture, bonne focale pour que les clichés soient de bonne qualité et que je mérite les deux ou trois cents euros que le cocu me versera. Juste à côté de ce magasin, un homme fume dans l’entrebâillement d’une porte. Il semble discuter avec une femme assise sur un banc. Peut-être une amie, ou sa femme, ou sa sœur, ou sa cousine. Peut-être une passante, juste assise une minute pour se reposer. Je n’en sais rien du tout. Comme la distance est la même, je fais la mise au point sur la femme. Je shoote un peu au hasard. Une dizaine de fois, le doigt laissé sur le déclencheur.

Quelques minutes plus tard, un homme d’une quarantaine d’années apparait dans la porte de la boutique. Il prend discrètement Madame F.  par la main, l’attire vers lui tout en la tirant vers l’intérieur de la pièce. Il attend qu’ils soient entrés pour la prendre dans ses bras et l’embrasser. Les deux voisins n’ont rien vu, mais moi j’étais aux premières loges. Je n’en espérais pas tant. La mise au point étant parfaite, j’ai shooté une douzaine de clichés. Le mari sera content. Il en aura pour ses sous ! Et moi, je n’aurai pas volé les miens.

C’est marrant que je retombe sur cette photo ce soir, alors que je referme à jamais les cartons de ma vie professionnelle pour me lancer à corps perdu dans une retraite que je ne souhaitais pas, mais le métier est dur et il faut savoir s’arrêter un jour. Le monde est ce qu’il est. Il y aura toujours des cocus. Il y aura toujours des détectives pour suivre leurs femmes. Il y aura toujours des photos pertinentes et des photos perdues. Des mises au point. Un peu comme celle-ci.

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© Amor-Fati 11 septembre 2017 Tous droits réservés. Contact : amor-fati@amor-fati.fr

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