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Le bruit du silence

silenceJuillet 2013, camp du Struthof, en Alsace. Visite importante, visite de mémoire. Cinquante-cinq mille hommes y sont entrés. Tsiganes, politiques, droits communs, homosexuels, juifs. Plus de vingt mille y sont morts.

Impression étrange. Silence dans mon ventre, silence dans mon cœur. Au début, une impression de gêne. Dès le passage de la grille d’entrée. En contrebas de la barrière une potence avec une corde. Le ton est donné.

Qu’est-ce que je fais là ? De quel droit puis-je entrer ici ? Un silence glacial me tombe sur les épaules. Je me sens gêné. Pas à ma place. Indiscret. Intrus. Sans même savoir où on est et ce qu’il s’y est passé, on éprouverait la même sensation. C’est lourd. C’est fort. L’endroit est empreint de sordide et de solennité en même temps.

Un camp au milieu des bois. Construit le long d’une colline assez raide. Tout est en escaliers. Immenses marches irrégulières. De tailles différentes. Volontairement. Pour que les prisonniers tombent. Pour qu’ils ne s’habituent pas au terrain. Pour que tout leur rappelle leur condition.

Et l’immense cheminée qu’on ne peut pas rater. Tout en bas du camp. Bien au milieu.

Bien visible.

On nous guide vers le réfectoire en haut, avant de nous autoriser à descendre. Le musée du camp. Un musée de la déportation. Des milliers d’écrits. Des photos. Des dessins croqués par des prisonniers. Des textes.

Chacun regarde, observe, lit.

En silence.

Des visages. De tout le monde. Des bourreaux comme des internés. Des tortionnaires comme des torturés. Du commandant du camp comme des libérateurs.

Des objets retrouvés sur place. Des vêtements. Des chaussures.

Des visages.

On ressort. Maintenant on sait. On se repère dans le camp. On a lu, on reporte sur la réalité ce qu’on a compris sur le papier.

Mais il manque quelque chose.

On voit les baraques, les fils, les barbelés, les miradors et on les imagine. Si nos esprits sont capables d’imaginer l’inimaginable.

On visite la dernière baraque, tout en bas.

Une envie de vomir, de se révolter.

Mais comment est-ce possible ?

La pièce du martyr et du châtiment, à droite en entrant, où tant de vies se sont arrêtées.

La pièce d’autopsie et d’expérimentations médicales.

On comprend pourquoi les carreaux de faïence blancs. On comprend pourquoi les rigoles dans le sol et le long des murs.

On comprend pourquoi tout ce blanc.

Peut-être pour oublier le rouge…

Et le four.

Pièce principale de l’édifice. Immense. Gueule béante.

Je regarde. Je n’en crois pas mes yeux. Je les ferme pour ne pas imaginer. Pour ne pas voir tellement je vois.

Et au moment où je sors, une jeune fille me croise dans la porte. Elle se place juste à côté du four immense et noir. Elle sourit, se prend en photo et ressort aussitôt. Sans un regard à la bête immonde.

Un selfy devant un four crématoire. Non mais je rêve.

Et si c’était elle qui avait raison après tout ? Un pied de nez à l’horreur. Je ne veux pas voir, laissez-moi tranquille. Tourner tout ceci en dérision. Tellement insupportable.

Mais il manque quelque chose. Un je ne sais pas quoi d’indicible. Une visite importante et ô combien émouvante, mais il manque quelque chose. J’ai essayé de voir ce camp en activité. Toutes les images du musée sont faites pour ça. Pour que le pèlerin, le visiteur, le touriste l’imagine. Pour que le vacancier puisse venir se faire prendre en photo par sa fille à côté de la corde de pendu. Je vous jure que c’est vrai !

Mais il manque quelque chose… malgré tout le soin que l’on porte à une telle visite, il manque quelque chose.

Et ce quelque chose, je l’ai trouvé, décrit parfaitement dans le livre de Franck Balandier : « le silence des rails ».

Il manque l’odeur. L’odeur de la mort, l’odeur de la pisse, des excréments et de la boue. L’odeur de la cendre au sortir du four, l’odeur de l’eau de javel pour nettoyer les salles en bas, l’odeur du mauvais tabac des soldats allemands, l’odeur des corps en décomposition dans la salle blanche.

Il manque le froid mordant de l’hiver, la glace, la neige, la grêle et le brouillard givrant. Les seaux gelés, les pieds glacés et les mains bleues et insensibles.

Il manque la chaleur de l’été, le soleil de plomb, les mouches, l’odeur des corps sales sous la chaleur insoutenable.

Il manque la condition humaine ou plutôt la sous-condition. Le mépris. La négation de la vie.

La non-vie.

Il manque la mort.

Il manque la vie.

Il manque le bruit du silence.

Il manque la peur surtout. La peur quotidienne et omniprésente.

Sa vie à la merci de l’injustice, du bon vouloir ou de la mauvaise humeur des gardiens. La mort en face, la mort dans le dos. Partout.

Franck Balandier a écrit avec ses tripes, avec son âme. Son livre est fort, puissant, réaliste autant qu’on peut l’imaginer. A la différence d’autres livres que j’ai pu lire sur cette époque, je connais les lieux. Le Struthof est frais dans mon esprit.

J’ai vu les baraques, j’ai vu les allées, les miradors et les carreaux blancs.

Le four et le jardin de cendres sur le côté, à gauche.

La chambre à gaz un peu plus loin dans la montagne.

Et tout me parle.

J’ai aimé Etienne, le temps de deux cents pages. Je l’ai soutenu dans sa lutte pour rester en vie. Chacun ses armes. Etienne a eu les siennes que je vous laisse découvrir.

Etienne a eu froid, chaud, peur. Etienne a côtoyé la mort, il l’a touchée du bout des doigts.

Et il est sorti du Struthof.

Le dernier.

Nu dans les rues.

Une armée entière de libérateurs qui s’arrête et fait silence quand il apparait.

Hommage silencieux.

Après avoir lu la dernière phrase, le dernier mot de ce livre magnifique, je suis resté silencieux un long moment.

Comme les soldats qui ont découvert Etienne.

Nous sommes tous des Etienne.

Le Silence des rails de Franck Balandier, chez Flammarion, février 2014. 212 pages.

© JM Bassetti. Le 21 Octobre 2014. Reproduction interdite sans accord de l’auteur.

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