Comme tournent les manèges
D’un pas assuré, sans se poser la moindre question, Julien monta sur le manège et s’installa sur le tracteur rouge. Il n’y avait là aucun hasard dans sa démarche. Tout était calculé. C’était Sci-en-ti-fi-que. Selon l’étude statistique qu’il tenait parfaitement à jour dans sa chambre, c’était indéniablement le tracteur qui avait les meilleurs résultats.
Ne cherchez pas à comprendre, les chiffres étaient là, secs, froids, glacés même.
Tout avait commencé il y a de cela un mois. Sa mère l’avait laissé là, au bord du manège avec deux pièces de 1F. De quoi faire quatre tours. Minimum… Elle lui avait dit : « Je sors juste du square, j’ai une petite course à faire en face, je reviens dans quelques minutes, amuse-toi ! ». Et dans sa main gauche, elle avait glissé deux Figolus pour son goûter. Il était resté là, les bras ballants, les deux gâteaux dans une main et les deux pièces dans l’autre. Deux francs, quatre petits tickets de plastique jaune que le préposé au manège vous donnait et vous reprenait immédiatement. Ne pas en profiter tout de suite. Attendre, étudier, sonder, calculer, laisser les autres faire, les laisser se lancer tête baissée, bêtement et ne monter sur le carrousel que lorsque la certitude serait là, présente et évidente.
Alors, il avait pris une chaise métallique, à l’assise ajourée et tellement lisse d’avoir accueilli des milliers de culs de papas, de mamans, de mémés et de pépés aux regards ébahis devant leurs progénitures, certainement les plus beaux de la terre, et il avait observé.
Six fois, le manège avait tourné, presque au complet et ses calculs venaient bien compléter scientifiquement ce qu’il avait deviné empiriquement. Ah, les mathématiques étaient décidément une bien belle chose ! Avant que sa mère ne revienne, il avait mis les deux pièces dans la poche gauche de son short, avait replacé son mouchoir par-dessus pour que les pièces ne s’entrechoquent pas et s’était rassis en attendant maman bien sagement, tout en continuant à scruter de ses grands yeux bleus. Même le gardien du square, même les petites filles en jupes légères ne l’intéressaient pas. Il était dans une démarche scientifique implacable et rien ne viendrait le distraire.
Les deux vélos furent immédiatement mis à l’écart. Même s’ils étaient suffisamment hauts, ils étaient trop centrés, trop mal placés.
Au retour de l’école, au lieu de passer par le boulevard comme d’habitude, il passait désormais par le square et longeait le lac où les cygnes glissaient doucement et silencieusement. Le gardien était souvent là à discuter avec des retraités qui lançaient du pain sec dans l’eau brillante sous le soleil printanier. Il remontait la petite butte arborée et débouchait dans la clairière où trônait le manège. Oh, il ne pouvait pas rester longtemps, sa maman se serait inquiétée, mais il prenait quand même le temps de regarder le manège tourner pendant deux, voire trois tours. Il notait alors mentalement le résultat de son observation et rentrait en courant, comme pour rattraper le temps passé à regarder. Une fois dans sa chambre, il consignerait par écrit le résultat de son étude. Au crayon à papier, comme d’habitude.
Pas la voiture bleue. Malgré son numéro 9 et son étoile jaune à l’arrière, elle est trop basse et on a les jambes coincées dedans. Trop peu de chances, vraiment trop peu de chances. Les chiffres parlent d’eux-mêmes !
Jeudi, pas d’école. Une bonne raison pour sortir. Peut-être…
« Julien, s’il te plait, tu pourrais être gentil et aller chercher mes chaussures chez le cordonnier ? C’est juste à côté du square. Ca fait peut-être un peu loin, mais j’en ai vraiment besoin et je n’ai pas le temps
Lui qui d’habitude rechignait même pour aller chercher le pain en bas de la cour n’allait pas laisser passer une occasion pareille.
– Bien sûr maman, je vais y aller.
– Merci mon Juju, tu me sauves. T’es vraiment trop mimi. Tiens, voilà 1 Franc pour te remercier. Coupe par le square, ce sera plus prudent. Au retour, passe au manège de Victor si tu veux. Il fait beau. Profites-en. Mais pas longtemps, hein ? Promis ?
– Promis, M’man. »
Et muni du ticket du cordonnier, d’un billet de dix francs pour les chaussures et d’une pièce de un franc, Julien s’apprête à partir. Au passage, il file dans sa chambre récupérer les deux autres pièces. Ce soir, au retour, il rangerait son butin dans sa boite de pastilles Vichy en métal dans le deuxième tiroir de son bureau.
Le passage chez le cordonnier se fit en un éclair. A peine quinze minutes après avoir quitté l’appartement, il était assis sur la plus usée des chaises blanches, en face de Wili, le petit filou qui gardait le manège. Dans sa cabine, Victor vendait des tickets à une grosse nounou venue accompagner les deux petits sous sa garde.
De sa chaise, Julien observait tous les mouvements, écoutait les cris des enfants.
Et surtout, il regardait la peluche jaune accrochée à une corde légère et que Victor faisait monter et descendre au fil de la musique. A l’arrière de la peluche, accrochée par une pince à linge, se dandinait une queue de fourrure, comme celle de David Crocket, comme celle que son père avait achetée dans une station Esso et accrochée au rétroviseur de la voiture.
Julien ne tenait plus compte des vélos et de la voiture, leur compte était réglé.
Pour compléter ses calculs compliqués, il lui restait les deux motos et le tracteur. Il y avait encore une incertitude.
Le manège tournait, la musique tintinnabulait, les enfants riaient, Victor rigolait tout fort. La grosse nounou secouait sa grosse main pour faire coucou aux gamins. Et Julien regardait attentif. Et ce qu’il voyait confirmait ce qu’il pensait depuis un moment.
C’était le tracteur.
A 58 %, c’était le tracteur.
D’un pas assuré, sans même se poser la moindre question, il acheta deux tickets, monta sur le manège et s’installa sur le tracteur rouge. Il n’y avait là aucun hasard dans sa démarche. Tout était calculé. C’était Sci-en-ti-fi-que. Selon l’étude statistique qu’il tenait parfaitement à jour dans sa chambre, c’était indéniablement à partir du tracteur qu’on avait le plus de chances d’attraper la queue et d’avoir un tour gratuit.
Au premier tour, ce fut une petite fille installée sur le vélo rose qui attrapa la queue.
Au second tour, encore une petite fille, cette fois-ci assise dans la voiture bleue qui décrocha le Saint Graal. Victor l’avait visiblement fait exprès. C’était évident !
Julien descendit du tracteur, mais laissa ostensiblement le sac de chaussures sur le siège, histoire de garder la place. Il acheta quatre nouveaux tickets avec les deux francs économisées.
Les jumeaux installés sur les deux motos décrochèrent le pompon chacun leur tour.
La petite fille de la voiture l’attrapa immédiatement après.
Désespéré, assis au volant de son tracteur rouge, Julien entama son dernier tour de la journée. Le sixième ! Les mathématiques ne pouvaient pas se tromper ainsi. 58%, c’était plus d’une chance sur deux.
Le manège démarra. Jusque-là, il n’avait pas osé, mais là, il fallait forcer la chance. Julien eut mal au ventre lorsque Victor se saisit de la corde et accrocha la pince à linge au derrière de la peluche. Cette fois-ci, c’était pour lui. Certain. Et à chaque fois qu’il tendait le bras pour attraper la queue de fourrure, Victor la faisait sauter d’un rapide coup de poignet. Debout sur le tracteur, Julien tendait les deux bras vers le haut et se grandissait sur la pointe des pieds. Le désespoir fut à son comble quand une petite fille qui en était à son tout premier tour, assise tranquillement sur un vélo décrocha l’appendice que Victor lui avait carrément mis dans la main.
Le manège stoppa. Toute la misère du monde dans le crâne, Julien descendit du tracteur. Il plongea les mains dans ses poches et découvrit un Figolu que sa mère lui avait donné avant de partir. Il croqua dans le biscuit et prit le chemin de la sortie du parc. Au moment où il finissait son gâteau, il entendit une voix derrière lui.
« Petit !! Hé, petit !!
– Oui, M’sieur ?
C’était Victor.
– Tu as oublié tes chaussures sur le tracteur.
– Ah. Merci M’sieur.
– Tu la voulais vraiment la queue aujourd’hui non ?
– Oui, M’sieur, j’avais tout calculé, tout regardé. Elle ne pouvait pas m’échapper.
– Tu as fait des calculs ?
– Oh oui, M’sieur, plein.
– Mais dans tes calculs, tu as oublié quelque chose d’important.
– Ah bon ?
– Oui. Moi.
– Vous ? Comment ça, vous ?
– Tu veux que je te dise un secret ?
– Oh oui.
– La queue, je le donne à qui je veux.
– Comment ça ? Mais… mes calculs ?
– C’est moi qui décide.
– Alors ?
– Alors, la prochaine fois, je te promets, la prochaine fois, tu l’auras. Deux fois de suite.
– La prochaine fois ? Deux fois ?
– Oui, c’est promis, tu verras. »
Un sourire immense éclaira le visage du petit garçon.
Ce jour-là fut un jour important dans la vie de Julien. Le jour où il comprit quelque chose d’important. C’est que tous les calculs du monde ne peuvent rien contre la volonté de celui qui tient la ficelle.
Ainsi va le monde comme tournent les manèges.
Image: Macha Seruoff
Manège: Le Bazar Roulant : https://my.zikinf.com/lebazarroulant
© JM Bassetti, le 21 Avril 2014. Reproduction interdite sans l’accord de l’auteur.