Atelier d'écriture,  Au fil des jours,  Fiction

Ma première gare mondiale

Sauf le dimancheMacha Seruoff, obsédée textuelle et serial écrivailleuse visible et lisible sur www.machaseruoff.com a publié récemment sur son site un texte intitulé « Jamais le dimanche ». Vous pouvez le lire (et voter pour lui) ici  ou là.

Ce joli texte a été écrit par Macha en s’inspirant de la photo qui illustre cet article (photo de Sébastien Blon).

A mon tour, j’ai voulu me prêter à l’exercice, comme je l’ai fait il y a quelque temps avec la nouvelle érotique de Emma. Qu’allait-il sortir de moi à la vue de cette photo ? Je me suis mis devant mon clavier, la photo sur un écran, le traitement de texte sur l’autre, et les mots sont venus, petit à petit, au fil de l’écriture. Ils m’ont bercé et ont constitué la petite histoire que je vous livre aujourd’hui. Bonne lecture à toutes et à tous, et pensez à commenter si mes mots vous inspirent une quelconque remarque.

 

 

Putain, ça a changé.

Je me souviens, on venait là avec les grands-parents. On partait le dimanche matin. On se levait de bonne heure, Grand-mère nous avait mis nos beaux habits après nous avoir lavé les pieds. Moi, mes chaussettes me grattaient les mollets. Faut dire que j’en avais pas dans la semaine.

C’est là que j’ai fait connaissance avec le chemin de fer. C’est la première gare de ma vie. La plus importante sûrement. Depuis, j’en ai vu bien d’autres. Mais celle-là, c’était ma toute première. Ma première gare mondiale, tiens !!!

On prenait le train à 9h08. Tous les dimanches. Sauf quand il y avait de la neige. Quand il y en avait trop. De toutes façons, quand il y en avait trop, on pouvait pas descendre de la ferme. Et puis les bêtes avaient besoin de plus de soins, alors on restait. On passait le dimanche devant la cheminée. On grillait les pruniers  que Grand-père et Parrain avaient coupés l’été précédent. Ils suaient, ils pétaient, ils pétillaient. Et Marie venait nous raconter des histoires, avec le chat sur les genoux, coincé dans ton tablier à fleurs. Mais c’était seulement quand il faisait trop froid. Autrement, le 9h08. Tous les dimanches. Le rituel. Depuis dix-huit mois.

9h08, c’était pile quand la grande aiguille était entre le 3 de 13 et le 1 de 14. Regarde, tu vois ? Là, les chiffres en blanc. Pile au milieu. On entendait le train arriver. On l’entendait de loin. On avait l’impression que c’était la montagne qui en accouchait. Juste derrière la gare, tu vois, regarde, suis mon doigt, il y avait un grand virage et la loco se découvrait d’un seul coup. Notre grand jeu, c’était de fermer les yeux le plus longtemps possible à partir du moment où on commençait à entendre. On regardait la pendule. 9h00, 9h02, toujours rien… Et puis 9h05, 9h06. J’avais des fourmis dans les fesses, je guettais, je savais que d’une seconde à l’autre, j’allais commencer à l’entendre. Et dès les premiers bruits, je fermais les yeux. Paul se retournait et se mettait les mains sur le visage pour être sûr de ne pas voir. Et, d’un coup, on enlevait nos bandeaux, on ouvrait les yeux. On était un peu éblouis par la lumière vive, mais immédiatement, on voyait le train. C’était magique. On fermait les mirettes, y’avait rien, on les ouvrait, il y avait des tonnes d’acier devant nous. T’imagines un peu ?

Grand-mère se baissait   difficilement, ramassait le panier du pique-nique et me donnait la main. Moi je portais le colis qu’on allait lui donner : des fruits, du fromage, des noix, et puis parfois un saucisson ou un morceau de poulet cuit. L’été, Grand-mère ajoutait un peu de confiture dans un papier journal. Y’avait pas droit aux pots en verre. Paul s’accrochait à sa jupe, sur le côté droit et Celestine la suivait comme un petit canard suit sa maman cane. On était notre petit train à nous, et on montait dans le grand train. C’est marrant quand j’y repense maintenant, mais  on prenait toujours les mêmes places. Comme si elles étaient réservées pour Grand-mère, Paul, Célestine et moi. Aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais vu personne assis sur ces quatre sièges face à face. Grand-mère s’asseyait dans le sens de la marche avec Célestine à côté d’elle ou sur ses genoux. Paul et moi en face. On parlait, on riait, on chantait. C’était à l’aller.

Au retour, c’était pas la même chanson, tu t’en doutes. On repensait à ce qu’on avait vu, à ce qu’on avait dit. A ce qu’il nous avait sûrement caché, à ce qu’il ne nous avait pas dit ni montré. Le voyage paraissait plus long. Même si on était contents de l’avoir vu, comme tous les dimanches, il nous restait une bonne dose d’amertume, de chagrin et de questions. Pour combien de temps il en avait encore ? Quand est-ce qu’il allait rentrer ? Est-ce qu’il serait toujours comme ça ou est-ce que ça irait mieux avec le temps ? Des fois on nous disait qu’il y en avait encore pour un an ou deux, des fois on nous faisait comprendre que ce serait plus long ou plus court. De toutes façons, ça ne sera jamais comme avant. Ca c’était sûr. Sûr et certain.

Grand-père, lui, il s’en fichait. Il disait qu’on n’avait pas besoin de ses deux bras pour s’occuper des bêtes, que si on était courageux et qu’on s’arrangeait, on pouvait très bien s’en sortir. Mais il disait qu’il voulait savoir pour s’organiser. Il disait que maintenant que tout ça était fini, il fallait que les hommes reviennent au village, à la ferme. Ceux qui restaient. Quel que soit leur état. Il disait que la montagne avait besoin d’eux, que les vieux allaient bientôt mourir et qu’il fallait que les jeunes reviennent, pour faire revivre les villages, pour marier les femmes et faire des enfants. Les boches nous ont tout pris, il disait. Maintenant, il faut se remonter les manches et se remettre au boulot, même si on n’a plus de bras…

Alors le soir, tu vois, à 6h24, quand la grande aiguille était pile sur le 7 de 17, tu vois, on descendait du train, moi je portais le panier qui était moins lourd.

Immobile, j’attendais de ne plus voir le train. J’attendais que la petite lumière rouge du dernier wagon soit engloutie, avalée par la montagne. Le train retournait d’où il était sorti le matin. Il ne se remontrerait que le dimanche suivant, à 9h08.

Grand-mère donnait la main aux deux petits et on allait rejoindre la charrette dans la cour de la gare. Grand-père nous attendait, la pipe à la bouche, à côté de la jument qui fumait de chaud en hiver.

Il n’entrait jamais dans la gare. La dernière fois qu’il était venu sur le quai, c’était en août 14, quand papa était parti. Il avait juré que la fois suivante ce serait pour venir rechercher son garçon que le chemin des dames lui avait abimé.

Papa n’est jamais revenu. On n’a jamais su pourquoi. Les médecins nous ont dit qu’il n’avait plus toute sa tête. Que les bras c’était une chose, mais que les gaz avaient aussi fait des dégâts. L’homme de Marie, il est revenu, lui. Et le maire aussi. Et même le curé.

Et le village a repris goût à la vie. Et les fleurs sont ressorties au printemps. Et les oiseaux ont recommencé à chanter et le blé à pousser. Le nom de papa brillait un peu plus que les autres sur le monument aux morts de la ville, parce qu’il avait été ajouté un peu plus tard que les autres.

9h08, 6h24, ça ne voulait plus rien dire pour moi. Le temps du dimanche s’était arrêté un beau jour de juin 19. Un soir, bien plus tard, en cachette, je suis allé à la gare, j’ai escaladé la gouttière, tu vois, on la distingue encore… et j’ai arraché les aiguilles de la pendule. Plus de père, plus de train. Plus de train, plus d’heure, plus d’heure, plus d’aguilles. CQFD. Elles n’ont jamais été remplacées.

Quand je pense que bientôt, tout ça va disparaitre, englouti sous les eaux du barrage. Tant de souvenirs coulés, tant de nostalgie noyée. Tu as bien fait de me ramener là. Ca m’a fait plaisir. J’ai revu notre village, la ferme, la mairie, la ferme des voisins, j’ai revu mon école, l’église. Et le monument aux morts, avec le nom de papa. Il ne brille plus plus fort que les autres. Avec ou sans aiguilles, le temps a passé quand même !

Plus d’aiguilles à la pendule ? C’est pas bien grave. Bientôt, il n’y aura plus de temps pour personne, sous vingt mètres de flotte.

Allez, viens, on y va, ta grand-mère nous attend pour la soupe.

 

© JM Bassetti pour le texte. Le 3 Avril 2014. Tous droits réservés.

© Sébastien Blon pour la photo. Tous droits réservés.

 

 

© Amor-Fati 3 avril 2014 Tous droits réservés. Contact : amor-fati@amor-fati.fr

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