Pas le choix.
Aujourd’hui encore un petit texte écrit à réception d’une photo de mon fils. la photo s’appelle « Allégorie française ». Une photo par jour, c’est sur www.tofaday.com. Abonnez-vous !
Il est le dernier et il le sait. On lui a bien dit qu’en province, aux fins fonds de la campagne ou perdus dans le plus éloigné des villages de montagne, il y en a encore quelques-uns, mais il ne les a jamais vus. Le journal de TF1 de Jean-Pierre Pernaud en a montré un, un midi, entre un savetier auvergnat et un cultivateur de concombres dans le Limousin. A titre d’anecdote uniquement. Le célèbre journaliste a conclu par ces mots : « Un usage d’une autre temps que nous avons tous oubliés. Il n’y en a plus aucun dans Paris intra-muros. »
Et pourtant si. Il en reste un.
Et c’est lui.
Il se réfugie dans différents endroits de la capitale, de plus en plus rares chaque jour. Il y a trois mois encore, il connaissait une vieille dame comme lui, mais il ne la voit plus, elle a disparu. Peut-être est-elle décédée, ou passée de l’autre côté, malgré son grand âge. Pour son anniversaire, ou pour la fête des grands-mères. Elle n’a pas osé refuser, elle a sûrement fait celle qui était contente. Mais le résultat est là. Il ne la rencontre plus et il se sent de plus en plus isolé.
Chaque jour on construit de nouveaux appartements dans la capitale. Chaque jour voit son lot d’immeubles augmenter petit à petit, et chaque jour on détruit des cabines téléphoniques. Inutiles parait-il. Pas rentables. D’une autre époque, has-been, démodées, plus dans l’air du temps. Et chaque jour, il lui est de plus en plus difficile de joindre son frère, sa belle-sœur ou une administration quelconque.
Il a dû quitter les petits quartiers de la capitale, là où il était à l’abri, dans des petites cabines au coin de deux rues. Personne ne faisait attention à lui et il pouvait prendre son temps. On ne faisait plus la queue depuis longtemps ! Désertées de leurs usagers, ces petites cabines étaient devenues des supports à publicité. Des affiches de spectacles, des petites annonces, des recherches de chats perdus. Collées, décollées, recollées à côté et laissant des traces de colle sur les vitres. Elles étaient devenues des verrues dans les petits arrondissements. Alors les pouvoirs publics, toujours à l’affût, certainement alertés par des riverains dérangés, ont décidé de raser, de tout détruire.
Alors maintenant, il était obligé d’aller sur les grands boulevards, à la vue de tous. Là où les cabines sont visibles de tous les coins de l’avenue. Il sent le regard des passants se poser sur lui. Il appelle sa famille de nuit pour éviter les attroupements devant la cabane de verre. Mais s’il faut appeler les impôts, la mairie ou le médecin… il n’a pas le choix.
Il est devenu une sorte de paria. Comme le dernier à avoir utilisé le Minitel ou la dernière à avoir essayé d’envoyer un télégramme. Il sait très bien que la situation ne durera pas. Qu’un jour ou l’autre il devra céder. Se conformer à la norme. Arrêter de passer pour un excentrique, un être pas comme les autres. Déjà les enfants qui le voient dans la rue demandent à leurs parents « ce qu’il fait le monsieur »… Mais pour le moment, il tient. Chaque jour qui passe est un jour gagné contre l’uniformisation du monde. Sortir et aller dans une cabine pour téléphoner, ça ne vient plus à l’idée de personne. Il faut être fou pour faire ça. Ou dérangé. Ou révolté. Ou anarchiste. Ou ne pas vouloir.
Ou ne pas avoir les moyens, tout simplement…
Le dernier homme à ne pas avoir de téléphone portable à Paris donne son dernier coup de fil. Peut-être pour prévenir sa mère qu’elle sera un temps sans nouvelles. Le temps qu’il s’organise après la démolition de la dernière cabine parisienne demain matin.
Le temps qu’il s’achète un téléphone.
Qu’il rejoigne le troupeau.
Pas le choix.
© JM Bassetti 29 Avril 2014. Reproduction interdite sans accord de l’auteur.
Photo © Quentin Bassetti. Paris, Avril 2014. http://www.tofaday.com