Pédro l’effaceur
Voici ma participation à l’Atelier d’écriture proposé par Leiloona Bricabook. Une photo. Un texte…..
« Allez, plus que deux et je rentre à la maison. C’est ça qui est pénible avec les bouleaux, c’est que ça pousse par trois. Alors quand on en commence un, il faut finir le bouquet, sinon, ça ne fait pas fini, et ça se voit…»
Pedro appuya son vélo contre le muret bien au-dessus de la rangée d’arbres. Au loin, la ville s’engourdissait déjà. Les banlieusards étaient rentrés chez eux. La capitale allait bientôt être livrée aux fêtards et aux touristes. Les tours de Notre Dame ressortaient de l’obscurité naissante de Paris.
Pedro jeta un œil avisé au bouleau qui lui faisait face, tendit les bras devant son visage forma un cadre avec ses doigts et sourit.
– Celle-là, je la mettrai dans mon couloir, murmura-t-il.
Deux à effacer à cet endroit-là. C’est du moins ce dont il se souvenait. Pedro sortit sa tablette et chercha une connexion. Il y avait des soirs où le réseau wifi était plus difficile à trouver. Mais là, le long de la Seine, à une volée de cailloux de l’île de la Cité, la couverture était excellente et il savait qu’il n’aurait pas de problèmes. Rapidement, ses doigts glissèrent sur la vitre froide de la tablette tactile. L’habitude. Il ne regardait même pas où il appuyait tellement ses doigts agiles savaient où se poser. Mairie de Paris / Services municipaux / Entretiens des espaces publics / Parcs et jardins / Gestion des arbres / Histoires d’amour.
Identifiant : Pedro.Alvarez. Mot de passe : ***********
Ines et Jorge : 15 Juillet 2004. A la demande de Ines Fabrega. Effacer.
Les instructions étaient toujours rapides et sans appel. Un peu comme une condamnation dans un tribunal. Madame Fabrega s’était connectée au site de la mairie de Paris et pour une raison qui n’appartient qu’à elle, avait décidé que l’inscription de son histoire d’amour avec Jorge était devenue insupportable. Et que par conséquent, il fallait qu’elle disparaisse.
Qui était-il Pedro pour jouer ainsi les effaceurs ? Les liquidateurs d’histoire d’amour ? Les fossoyeurs de serments éternels ? Un drôle de métier quand même. Lui qui avait longtemps été photographe professionnel avait croulé sous la paperasse et l’administratif. Ces dernières années, il avait passé plus de temps à remplir des autorisations qu’à faire des prises de vue. Et puis le numérique avait fait la peau de l’argentique. Les gens faisaient leurs photos eux-mêmes. Pouvaient faire cent prises de vue pour en choisir une. Alors, un matin, il avait mis la clé sous la porte, avait revendu tout le matériel, donné son préavis pour le magasin et il était rentré chez lui.
Peu de temps après, il était tombé sur une annonce et y avait répondu. « Mairie de Paris cherche intérimaire pour entretien régulier arbres du domaine public. Paris Intra-Muros. Compétences horticoles non nécessaires. Envoyer CV et lettre de motivation à arbresacoeurs@mairiedeparis.fr. Il avait rapidement été contacté et envoyé sur le terrain. Son travail était relativement simple. Il se déplaçait dans Paris à l’aide d’un vélo (fourni), se rendait sur des points particuliers désignés par des clients, repérait les cœurs gravés sur les arbres et les effaçait à l’aide d’un couteau (fourni). Il était muni d’une tablette tactile (fournie également). Son travail consistait à effacer les cœurs gravés à l’aide du couteau. Il devait en outre, prendre une photo avant et une photo après son travail, pour prouver au client que l’amour éternel qu’il avait déclaré au monde entier il y a dix ou quinze ans, était définitivement effacé. Une sorte de deuil sentimental.
Mais Pedro était un tendre, un sentimental. Et un photographe. Alors, dans son sac à dos, il avait ajouté un appareil photo (non fourni) avec lequel il prenait un autre cliché avant d’effacer le cœur. Il en avait maintenant un disque dur plein. Des milliers d’histoires d’amour que certains avaient voulu effacer, mais que lui, avait voulu conserver. Des jolis cœurs, des naïfs, des farfelus, des inattendus, un « Josephine et Napoléon » effacé sur un chêne du jardin du Luxembourg. Authentique ? Des anciens, des récents, des cœurs percés, des cœurs brisés. Au couteau, au verre, au tournevis… des preuves d’amour. Des Amour-Toujours.
En rentrant chez lui, il les stockait sur ses réseaux numériques. Juste pour lui. Et quand les informations étaient mauvaises, quand sa vie marchait sur un seul pied, quand Charlie se faisait assassiner ou que des femmes étaient malmenées, il allumait son ordinateur et contemplait ses cœurs qu’il était désormais seul à voir. Il passait des heures à regarder des diaporamas, à se créer des histoires d’amour. Qui étaient ces gens ? Beaux, laids, honnêtes, voleurs, sincères, voyous. Il n’en savait rien. Mais ils avaient un point en commun. Au moment où ils avaient gravé leur cœur, ils étaient amoureux. Et ces cœurs n’étaient que du positif, que du bonheur ! Pedro emmagasinait chez lui des milliers d’histoires d’amour, des milliers de baisers.
Clic, Pedro prit sa photo à l’aide la tablette fournie.
Clic, Pedro prit sa photo perso et passa du temps à la regarder, à la cadrer. Il en fit quatre, presque identiques. Sur la quatrième, le Pont Neuf et Notre Dame apparaissaient, comme sortis de l’obscurité. Comme l’amour qui sort de l’ombre pour s’exposer au grand jour.
De dix coups de couteau experts, Pedro effaça le cœur et les initiales contenues. Pour Ines, Jorge n’existait plus. Clic, il prit la preuve en photo. Pour Ines.
Mais l’amour laisse toujours une trace. Dans les cœur ou sur les arbres.
Et Pedro, Pedro l’effaceur de cœurs, était en fait le conservateur des histoires d’amour terminées.
© JM Bassetti. Lundi 26 Janvier 2015. Reproduction interdite sans accord de l’auteur.
5 Comments
Leana Gey
très beau texte, j’aime beaucoup l’idée de l’effaceur !
Natacha
Très belle histoire! Trés beau bouleau 😉
Cléo B
J’ai adoré ce texte. Quelle jolie idée ! cela fait penser à des oeuvres éphémères, fragiles. C’est très bien écrit, très poétique.
lucie
la belle idée ! Je l’aime beaucoup ce Pédro !
les tribulations d'une lectrice
Quel beau texte 🙂 A moi aussi, il me plait bien Pédro 🙂