Sept heures dix.
Elle avait tout fait. Depuis son retour du bureau, elle avait tout fait. Elle avait lavé la vaisselle du petit déjeuner qui trainait depuis le matin et que personne n’avait eu l’idée de rincer à sa place. Elle avait mis une lessive en route et étendu la précédente. Dans la cave puisque le temps ne se prêtait pas encore à voir le linge dans le jardin. Et puis le soir, on n’étend pas dehors, quelle idée…
Il avait tout fait. Depuis son retour de l’usine, il avait tout fait. Il avait donné un petit coup aux derniers choux qui restaient, ramassé les tout derniers poireaux d’hiver et vérifié la bonne taille de l’ultime céleri. Pour dimanche. Il avait bêché le carré au fond à droite pour les prochaines plantations qui allaient bientôt arriver. Dans quelques semaines elle allait revenir du marché avec des plants de salade. Puis les courgettes, et les légumes d’été à mettre en place. Il fallait que tout soit prêt. Il avait arraché quelques mauvaises herbes. Saloperies, on n’en voit jamais le bout.
Elle avait tout fait. Elle avait préparé une quiche. On n’arrive pas les mains vides et Josette lui avait dit : « Tu n’auras qu’à faire une quiche et apporter une bouteille de vin, ça ira, ne t’inquiète pas. » Elle avait aussi préparé une salade. Des fois que Josette n’y aurait pas pensé. Et puis même si on ne la mange pas ce soir, ça lui restera pour demain à Josette. Comme ça, elle n’aurait pas à en acheter. C’est encore cher les salades en ce moment. Elle avait préparé la vinaigrette dans un pot à confiture. Comme elle l’aimait, avec des échalotes du jardin et une pointe de curry.
Il avait tout fait. Il avait rincé sa bêche dans le bac de récupération d’eau de pluie du jardin, il l’avait essuyée avec un vieux Ouest-France et rangée, tête en haut avec les autres outils qui lui venaient de son père. Ah cette bêche, elle en avait retournée des hectares de terrain… C’était pas comme les outils de maintenant… Il était passé dans la cave et avait choisi une bouteille de vin pour aller avec la quiche. Un vin léger. On ne met pas un Bordeaux avec une quiche. Un vin de Loire, tendre et aux goûts de fruits, c’est ce que Jeanine préfèrait. Ca fait un peu tourner la tête, mais ça n’est pas agressif, ça passe bien avec la douceur de la quiche et de la crème qu’il y a dedans… Et Dieu sait qu’il y en a !
Elle avait tout fait. Elle avait habillé les enfants dès leur retour de l’école. Et surveillé leur toilette. Une petite toilette. Pas le bain du samedi ou la grande toilette des grands jours, mais au moins le visage, les mains et les pieds. Et les fesses pour Catherine. Et les genoux pour Marc. Toujours à trainer dans la cour pour jouer aux osselets ou aux billes. Les genoux étaient des usines à ramasser la poussière. Et puis, souvent écorchés, ça apporte des cochonneries aussI. Elle leur avait choisi leurs vêtements. Bon, on n’était pas invités chez Rotschild non plus. Seulement chez Josette et René, mais un minimum de propreté quand même ça s’imposait. Alors, elle aussi, elle avait fait une petite toilette, mis un peu de poudre sur son nez, un trait de crayon sur ses yeux, une ombre de fard à paupières, pas trop, juste un petit peu, et puis un petit peu de rouge à lèvres léger. Juste pour colorer un peu. Et puis un peu sur les joues, ça donne bonne mine !
Lui, il avait tout fait. Tout terminé avant de partir. Il s’était lavé les mains au lavoir en bas pour ne pas occuper inutilement la salle de bains, il avait vérifié l’huile et donné un coup au pare-brise. Il n’y a pas loin jusque chez René, mais il ne faudrait pas qu’ils aient un pépin. Il était remonté, avait enlevé sa tenue de jardin et mis son pantalon propre et sa chemise. Celle avec les petits boutons de nacre. Ou imitation. Il avait ouvert la porte de l’armoire de sa chambre, avait choisi la cravate noire, l’avait bien ajustée devant la glace, puis en avait changé puisque Jeanine préférait qu’il mette la bleu marine, avec le trait rouge au milieu. Et les deux petits points. Elle lui avait offert les deux, mais trouvait que la bleue faisait plus décontracté pour une soirée entre amis. De toute façon, il l’enlèverait en passant à table, après l’apéro. Comme à chaque fois.
Elle avait préparé le panier, avec la salade, le pot de vinaigrette et puis deux pochettes surprise pour les filles. Elle les avait achetées à la boulangerie en revenant des courses.
Il était remonté, avait pris le panier, y avait ajouté la bouteille de Gamay remontée de la cave, dépoussiérée et entourée dans la page des sports du Ouest-France et avait appelé les enfants. Puis il était descendu pour sortir la voiture dans la cour.
Elle avait dit : « J’arrive, va dans la voiture avec les gosses. »
Il était redescendu, les enfants aussi. Tous les trois, ils étaient montés dans la voiture dont le moteur tournait déjà. Avec le starter qu’il allait repousser petit à petit.
Et il avait regardé sa montre. Deux fois, trois fois.
Déjà dix minutes qu’ils étaient dans la voiture. Le starter était repoussé à fond, les enfants piaillaient à l’arrière, il allait falloir faire quelque chose. Jeanine avait dit qu’elle était prête. Quand il était descendu, elle était en train de mettre son manteau et avait sorti son sac à main du placard. Que pouvait-elle bien fabriquer comme ça ?
Il avait attendu encore cinq minutes, avait coupé le moteur, fait taire les enfants qui commençaient à s’énerver. Puis il avait décidé de monter.
Elle était dans la salle, assise devant la table, son manteau sur le dos, boutonné jusqu’en haut. D’une main ferme, elle tenait son sac à main bien fermé sur ses genoux. Et elle ne bougeait pas.
Il était entré dans la salle en passant par le salon et s’était approché de sa femme.
« Jeanine, qu’est-ce que tu fabriques ? avait-il avancé. Ça fait un bon quart d’heure qu’on t’attend avec les enfants. Faudrait peut-être y aller. Josette avait dit sept heures et il est déjà sept heures dix et on a dix minutes de route.
– Oui, c’est bon j’arrive. Il est dix. C’est bon, je descends.
Elle s’était levée, avait frotté son manteau avec le revers de sa main et repoussé la chaise sous la table.
– Parce que tu comprends, avait-elle ajouté, moi dans cette maison, je fais tout. Depuis que je suis rentrée, j’ai tout fait. Je me suis arrangée pour que tout soit prêt : la quiche, les enfants, toi, que la maison soit propre et bien rangée pour la fin de la semaine. Avec tout ce que j’ai fait, je n’ai même pas pris cinq ou dix minutes pour être en retard, comme d’habitude. Il est sept heures dix, tu dis ? Alors c’est parfait. Le compte est bon, on peut y aller.
Et elle s’était dirigée vers la porte d’entrée.
Lui était parti rapidement aux toilettes. Pour un petit besoin urgent.
Elle avait mis la clé dans la serrure. Puis s’était retournée et avait lancé :
– Bon alors, tu viens ? Je t’attends moi… »
© JM Bassetti. St Aubin, le 11 Mars 2015. Reproduction interdite sans l’accord de l’auteur.