Zou, les allocs
La radio et la télé avaient annoncé la nouvelle dans un flash spécial. Le plan « Neige écarlate » avait été décrété. Les instructions étaient donc vite arrivées. Tout avait fonctionné pendant deux heures. Mails, SMS, MMS, téléphone, chaines de transmission de nouvelles : le branlebas de combat avait été mis en place dans la maison.
La table était remplie. On voyait à peine le bois ciré tellement il y avait de choses posées dessus. Maman me passait les articles, moi, je les mettais dans la valise au fur et à mesure en répétant ce qu’elle nommait à haute voix.
Consciencieusement, maman barrait les items sur les différentes listes étalées devant elle sur un coin de la table.
« Deux caleçons molletonnés…
– Deux caleçons molletonnés…
– Une paire de chaussures de marche…
– Une paire de chaussures de marche…
– Deux paires de chaussettes…
– Deux paires de chaussettes…
– Un anorak doublé avec col de fourrure…
– Un anorak doublé avec col de fourrure… C’est obligatoire ça aussi, maman ?
– Ah oui. En cas de froid glaciaire, la fourrure protègera tes oreilles. D’ailleurs, le ministère préconise d’ajouter des protège-oreilles en gortex. Au cas où la température descendrait en-dessous de moins trente.
– Moins trente ? Mais ça n’est jamais arrivé en Normandie !
– Ah, ne commence pas. Ne m’énerve pas ; on continue…
– Un réchaud à alcool avec trois barrettes d’alcool solide…
– Un réchaud à alcool… Qui demande ça ?
– Le réchaud ? Attends..
Maman consulta les huit listes posées sur le bord de la table.
– Ah. Voilà. Le conseil général. Ils disent que si tu te perds, tu pourras l’utiliser pour faire fondre la neige. Et le conseil régional ajoute qu’il faut aussi avoir des pastilles pour stériliser l’eau au cas où elle serait empoisonnée. Deux précautions valent mieux qu’une, on ne sait jamais…
– Une bouilloire, une casserole…
– Une bouilloire, une casserole…
Consciencieusement, j’entassais tout ce fatras dans la valise qui se remplissait vite. Et il y en avait encore sur la table ! Imperturbable, maman continuait.
– Une paire de skis, des raquettes et des chaussures fourrées.
– Des skis ? Mais maman, à la radio ils ont dit deux…
– Ecoute. J’ai eu un SMS de la mairie à 22h00. C’est obligatoire. Si tu n’as pas ça et que tu es contrôlé, on me fait sauter les allocs. Alors, pas d’histoire. On continue. Trois sachets de soupe lyophilisée…
– Trois sachets de soupe lyophilisée…
– Quatre sachets de purée en flocons, une boite d’allumettes, trois boites de thon à l’huile.
– Du thon ? Mais je n’aime pas ça, tu sais bien. On peut pas mettre du jambon à la place ?
– Du jambon ? Petit inconscient, va ! Mais tu veux que notre famille soit clouée au pilori par le député qui a préconisé le thon ? Tu veux qu’on soit la honte du village ? Du département ? Tu mangeras du thon et puis c’est tout ! Pas d’histoire !
– Une trousse de toilette complète…
– Une trousse de toilette complète…
– Tu penseras à mettre ta brosse à dents et le dentifrice demain matin en partant.
– Oui, bien sûr !
– Prends le tube entamé, ça te fera moins lourd !
– Merci de penser à moi…
– Une boite de tampons et une boite de préservatifs ?
– Mais maman, je suis un garçon. Que veux-tu que je fasse avec des tampons ?
– C’est pas précisé. En titre, le sénateur a marqué « Liste du matériel à fournir pour tous les élèves ». Où vois-tu qu’il est indiqué « Pour les gars ou pour les filles » ?
– Mais maman…
– Oh, tu m’ennuies ce soir, toi ! Tu as le sens de la contradiction et ça ne me plait pas. Les conditions sont exceptionnelles, il est normal que le ministère prenne des mesures exceptionnelles.
– Bon… préservatifs, je veux bien. Ils fournissent la meuf aussi ?
– Oh toi !!! Allez, va te coucher. Debout cinq heures demain matin.
– Cinq heures ? Sérieux ? Mais ça va pas non ?
– Bien sûr que c’est sérieux. Le rendez-vous est fixé à six heures moins le quart. File vite Et pense à préparer tes chaussettes de ski avant de te coucher. Descends les skis, mets la Biafine et la pommade contre les bleus dans ton sac de toilette. Sors de ton armoire tes gants, tes après-skis, ton écharpe et ta combinaison complète.
– Mais maman…
– Allez zou, au lit. »
Le lendemain matin, maman me réveillait à quatre heures trente. Elle avait préféré prendre un peu d’avance.
Au cas où.
Ma valise était prête dans le couloir. Mes skis étaient devant la porte d’entrée. Mon petit déjeuner bien fourni avait été préparé par maman.
« Mais maman, il n’a vraiment pas beaucoup neigé… Pourquoi veux-tu que je prenne tout ça ?
– Il a neigé ! Et il n’y a pas eu de contrordre. Les mesures de sécurité sont maintenues. Ton cartable est prêt ?
– Oui m’man. Mais le collège est à dix minutes en bus de la maison. Tu crois qu’il y a vraiment…
– Les allocs, les allocs… Tu sais ce que c’est les allocs ? Tout le monde dit la même chose : le conseil général, le conseil régional, la mairie, le député, le sénateur, le ministère. Si tous les points ne sont pas respectés, les allocs, zou…. Il suffit que tu prennes un caleçon au lieu de deux, et hop…. les allocs ! Alors, prends ta valise, ton cartable, ramasse tes skis et on y va.
– N’importe quoi !!
– Et enfile ton gilet jaune. Et prends ton casque, tu sais que c’est obligatoire dans le bus !
– Oui je sais, sinon… zou les allocs… »
Nous sommes partis. J’avais du mal à marcher. On aurait dit un grognard de Napoléon avec tout son barda. Un grenadier avec un gilet jaune ! Maman portait les skis et un thermos avec du lait chaud au miel.
A l’arrêt de bus, mon copain Léo était là avec sa luge et sa cagoule, Mathis transpirait dans sa parka à col de yack, la maman de Lisa avait insisté pour qu’elle mette ses skis. Tout le monde piétinait devant l’arrêt de bus. Les voitures qui roulaient sur le centimètre de neige qui recouvrait à peine la route nous éclaboussaient dans un bruit feutré qui couvrait à peine le silence de la nuit.
Et puis le maire est arrivé. A pied. Il faisait des grands gestes. Et puis il s’est mis à hurler :
« Rentrez chez vous, rentrez chez vous !!
Personne n’a bougé. On l’a laissé arriver jusqu’à nous.
– Rentrez chez vous, a-t-il repris.
– Mais Monsieur le Maire…
– Il n‘y a pas de bus. La préfecture a annulé tous les transports scolaires.
– Et les allocs ? On va les avoir nos allocs ? demandait maman.
– Oui oui, je m’y engage, répondait le maire.
Avec les copains, on s’est tous regardés. Avec nos skis, nos valises, nos sacs et nos gilets jaunes.
– Rentrez chez vous, pas de bus… Et ne vous amusez pas à aller au collège par vos propres moyens, l’Etat ne vous soutiendrait pas si vous aviez un accident. Si vous y allez et que vous vous plantez, zou… les allocs ! »
Alors, on a repris toutes nos affaires, On est rentrés à la maison. Moi, je suis allé me recoucher dans le lit des parents. Maman a rangé toutes les affaires dans les placards, les armoires, elle a remonté les skis au grenier, le réchaud dans le garage. L’après-midi, on est allé faire une balade parce qu’il faisait très beau. Et puis j’ai fait du vélo avec Mattéo, Léo et Enzo.
A dix-neuf heures trente, au moment où on finissait de manger, la nouvelle est tombée à la radio et à la télé. Il devrait neiger trois à cinq centimètres la nuit prochaine. Le plan « neige écarlate » était reconduit. Maman a fini de débarrasser la table et elle s’est tournée vers moi.
« Va chercher la valise sous mon lit. Allez zou, on s’y remet…
– Sinon, zou les allocs… »
© JM Bassetti. Le 14 Novembre 2014. Reproduction interdite sans accord de l’auteur.
PS: Il est déjà de nombreux départements, dont la Manche, où les enfants qui prennent les transports scolaires doivent obligatoirement porter un gilet jaune. Faute de quoi….. zou les allocs…