Au fil des jours

31, rue de la fontaine

Ce matin, je me promenais sur le site de photos de mon fils (https://quentinbassetti.wordpress.com) et je suis tombé sur cette photo, en page d’accueil. Je l’ai bien regardée et mon oeil a été attiré, non pas par les enfants du premier plan, mais par cet immense bâtiment qui semble coupé. Il y en a quelques uns comme ça, à Caen (même si cette photo n’a pas été prise à Caen). Alors, je me suis demandé ce qu’il pouvait bien y avoir avant à ce carrefour…

Je vous laisse lire ma version.

Comme d’habitude, vos commentaires sont les bienvenus…


Paul sortit une photo de sa sacoche.

« Grand-père, tu reconnais un peu ce carrefour ?

Marcel ajusta ses lunettes et se pencha sur la photo. Il eut juste une petite hésitation.

– Oh oui, je me souviens bien, c’est le carrefour où on habitait pendant la guerre. Pourquoi tu me sors cette photo ?

– Parce que je dois faire un exposé, Grand-Père. Le prof nous a montré une lettre adressée au 31, rue de la Fontaine, alors que maintenant, ça s’arrête au 27… je dois expliquer pourquoi. Et maman m’a dit que tu avais habité là-bas quand tu étais petit.

– A ton avis, ça peut être pourquoi ? Cherche un peu.

– Le quartier a été bombardé, non ?

– Oui oui, c’était en septembre 44, le 12, je crois. Il était 23 heures, je m’en souviens très bien. Toute la journée, les allemands avaient circulé dans les rues, préparant leur départ. Pour la fin de la semaine, peut-être avant si les choses tournaient mal.  Ou bien, selon le camp dans lequel on se trouvait ! Ils étaient nerveux, sur les dents.

Depuis le débarquement américain, ils n’étaient pas à prendre avec des pincettes. La meilleure amie de ma mère en avait fait les frais. Habituellement, lorsque nous croisions un officier d’occupation sur un trottoir, nous devions descendre pour lui laisser le passage libre. Mais l’annonce de la libération de quelques villes avait redonné du courage à celles et ceux qui courbaient l’échine depuis tant d’années. Les héros naissent parfois lorsque la chance change de camp. Marinette, donc, l’avait vu venir de loin ce capitaine de la Wehrmacht. Elle marchait d’un bon pas. Lui aussi. La semaine dernière encore, elle serait descendue dans le caniveau et aurait continué à avancer en regardant ses pieds. Surtout ne pas les regarder en les croisant. C’était la consigne. Et là, forte de la puissance des milliers de bateaux qui avaient traversé la Manche, elle avait décidé de se comporter en vainqueur et de considérer que les lois établies par l’occupant étaient déjà dépassées. Elle avait donc levé la tête, serré son sac à main contre sa cuisse, et dévisagé ostensiblement l’officier. Une brusque bourrade la rappela à la raison. Sans avoir vu le coup venir, tellement sûre de son bon droit, elle n’avait pas anticipé le coup d’épaule, suivi du coup de poing dans les côtes. « Los Madame… descendre trottoir. Guerre pas finie… Nous toujours là. » Elle s’était relevée du caniveau où le boche l’avait expédiée. « Faut faire attention, ils sont encore capables de tout », avait-elle dit à ma mère.

Nous, les enfants, nous sentions bien que les choses changeaient. Nos parents parlaient, les langues se déliaient, l’ambiance changeait. Certains fermiers du coin qui avaient eu tendance à être trop généreux avec les allemands commençaient à sentir le vent tourner. Peut-être pour certains allait-il être bientôt temps de rendre des comptes, de s’expliquer. Mais tout ça viendrait plus tard, à n’en pas douter.

Monsieur Dupouy, notre maître, faisait parfois des allusions qu’il ne serait pas permises il y a encore quelques mois. Mais il fallait savoir comprendre à demi-mot, lire entre les lignes comme on dit, car tous les parents n’étaient pas comme les miens, heureux de voir cette époque se terminer prochainement. Les parents de Raymond par exemple, les bouchers de la rue des platanes se trouvaient très bien dans ce chaos. Le marché noir les avait enrichis et ils ne semblaient pas pressés de voir arriver le retour à la normale. Pour plusieurs raisons certainement. Monsieur Dupouy oubliait parfois de nous faire chanter « Maréchal nous voilà ». Petit indice, mais qui en disait long.

Notre maison était là, tu vois, là où il y a maintenant celle avec les fenêtres vertes. Elle était un peu plus basse et orientée dans l’autre sens. On avait une cour et un petit jardin où papa essayait tant bien que mal de faire pousser quelques légumes. Il y avait juste trois pièces. La pièce qu’on appelait pièce de vie qui correspondait à la cuisine et à la salle. A l’étage, il y avait la chambre des parents et de ma petite soeur, et puis celle de mon autre sœur, mon frère  et moi. Les toilettes étaient dans le jardin, évidemment !

Il était donc 23 heures quand nous avons entendu arriver les premiers avions anglais. Entendu tomber les premières bombes. La DCA allemande s’est mise à hurler. Maman nous a immédiatement extraits de nos lits et nous sommes sortis en pyjama direction le bâtiment que tu vois là, dans la rue de la fontaine. Celui qui fait le coin maintenant.  Mais il était plus grand que ça. Il y avait une autre partie accolée aux deux cheminées que tu vois ici. Là, il y avait une boulangerie et un crémier. C’était le 29 et le 31 rue de la fontaine. Le voilà ton 31 !

Nous avons passé trois heures blottis les uns contre les autres. Ma sœur Jeanne pelotonnée contre maman, Colette contre papa. Pierre et moi on faisait les courageux, mais on n’était pas fiers non plus. On était au moins cinquante là-dedans. Les adultes discutaient. Du débarquement, de l’avancée des alliés, Madame Mercier expliquait qu’elle avait une tante du côté de Caen qui avait réussi à téléphoner et qui disait que tout était rasé.

Quand nous sommes sortis, nous avons bien pensé à ce que Madame Mercier avait dit. Il ne restait rien de notre maison. Sauf un grand trou où l’on pouvait apercevoir pêle-mêle quelques ustensiles de cuisine et le lit de ma sœur. Tout le reste était enfoui, comme un grand jeu de construction qui se serait effondré. La boulangerie aussi était par terre. Et tous les appartements au-dessus aussi, forcément. Ce n’est qu’après la guerre que tout a été complètement rasé et que la maison du coin a pris cet aspect. Ils ont fait passer des grands bulldozers pour retracer la rue qui se trouvait avant au niveau du trottoir, là où tu vois les enfants du collège. Ils reviennent du gymnase qui existait déjà.

Voilà. Je crois que je t’ai tout dit à propos de ce petit carrefour de la rue de la fontaine. Et maintenant, tu vas pouvoir expliquer à ton prof ce qu’est ce 31, rue de la Fontaine. C’était une boulangerie. Et ça sentait rudement bon le matin quand on se réveillait. Mais des croissants, on n’en mangeait pas souvent !

– Merci, merci Grand-Père. C’est super !!! Merci encore !

– C’est normal !!! Si tu as une bonne note, tu m’en donneras la moitié…»

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