De @berlin.ddr à @berlin.brd
Claire.muller@telekom.berlin.ddr à Bastian.lehmann@telekom.berlin.brd
Mon Amour,
Comme j’ai aimé notre promenade hier dans les rues de Berlin. Je suis heureuse que tu m’aies montré tous les coins que tu connais si bien. Il y a tant d’années que je ne les avais pas revus. Je te sentais bien près de moi, j’entendais ton rire, je voyais tes sourires. Le soleil était là qui nous inondait de sa lumière rassurante. J’ai aimé notre montée à Siegesaüle. De là-haut, la vue est tellement incroyable, presque infinie. On voyait même mon appartement là-bas, au loin. Ça m’a étonnée d’apercevoir ainsi mon quartier de si haut.
J’aime tant être près de toi mon Amour. Ta présence me rassure et me fait espérer des jours meilleurs pour notre vie future.
Demain, si tu le veux, c’est moi qui t’emmènerai visiter mon quartier. La dernière fois, tu avais aimé Unter den Linden, tu avais aimé l’Opéra-Comique et son bel escalier. C’est l’un de mes lieux de promenade préférés.
J’ai trouvé. Je te ferai visiter Lustgarten, près du canal, entre les deux branches de la Spree. Si le temps est beau, tu verras comme c’est joli et agréable. Les oiseaux sont nombreux et ils ont le cœur gai.
Ils peuvent voyager les oiseaux. Ils peuvent survoler ma maison et la tienne dans la même journée. Ah, si nous étions des oiseaux, Bastian… ce que nous serions heureux.
Mais ne nous plaignons pas trop. Nous pouvons nous écrire, nous voir, nous entendre, nous chuchoter des mots doux, ce que nos parents n’auraient pas pu faire. Combien de temps les régimes politiques résisteront-ils à la folie d’Internet ? Dans combien d’années les mails que nous nous envoyons arriveront-ils moins de deux heures après leur envoi ? Qui les lit ? Pourquoi faire ? Qui peut bien s’intéresser aux mots d’amour de Claire et de Bastian ? Tous mes sentiments sont-ils classés dans un dossier dûment étiqueté à mon nom sur un quelconque disque dur d’un serveur de Moscou ? Lorsque je chercherai un emploi, me reprochera-t-on de t’aimer ? de t’avoir aimé ?
Me promener avec toi dans les rues de la ville, c’est une chose si précieuse, si merveilleuse. Nous découvrons chaque jour de nouveaux endroits, de nouveaux bâtiments. Mais j’imagine le jour où je pourrai enfin te prendre la main, sentir ton souffle dans mon cou, entendre ton rire dans mon oreille, avoir en direct la réponse à une de mes questions, embrasser ta joue, tes lèvres, sentir ta peau.
Cette petite caméra que nous portons chacun est pour moi l’invention du siècle. Elle me permet de te voir, de t’entendre, d’avoir un peu d’intimité avec toi, même si le direct réel n’est pas encore possible. Combien de personnes travaillent dans l’ombre pour regarder les vidéos amateurs que nous nous envoyons de part et d’autre du mur ? Qu’est-ce qui justifie encore ces trois minutes de décalage ? Quand les autorités de mon côté exploseront-elles ? Je sens venir le jour où le flot des images sera si fort qu’il sera impossible de tout gérer, de tout contrôler.
Physiquement, ce mur est toujours là. Il nous empêche de nous voir vraiment, d’aller au cinéma ensemble, de dormir dans le même lit. Mais résistera-t-il encore longtemps à la poussée du numérique, aux mails, aux téléchargements, aux vidéos de plus en plus nombreuses et de moins en moins surveillées ?
L’internet sera peut-être notre porte de sortie.
Gorbatchev n’a pas réussi dans les années 90. Son assassinat a sonné le glas de nos espoirs d’une amélioration des relations entre l’est et l’ouest. Tous les ans, secrètement, nous célébrons l’anniversaire de sa disparition.
Mais chaque jour mon Amour, je sens ce mur se fendiller, se fragiliser sous les coups de boutoir d’une révolution numérique de plus en plus difficile à canaliser.
Bientôt ta vraie voix, bientôt tes bras, bientôt tes lèvres, bientôt ta peau contre la mienne. Si le mur a résisté si longtemps à la politique des hommes, il ne tiendra plus des années face aux vidéos de plus en plus nombreuses des amoureux berlinois. L’amour triomphera là où la politique a échoué.
Je t’aime Bastian. Je te le dis, je te l’écris chaque jour, mais tu n’es jamais le premier à l’entendre, à le lire. Je sais qu’il y a toujours, entre toi et moi, un homme ou une femme qui valide ce simple mot. Que des milliers de je t’aime comme les nôtres percutent chaque jour ce mur de pierre qui nous sépare et un jour, j’en suis persuadée, il s’écroulera et nous pourrons nous aimer pour de vrai.
Les baisers seront peut-être plus efficaces que les marteaux…
JM Bassetti 2 novembre 2013. Tous droits réservés.
Texte écrit en vue d’une participation à l’opération « Le mur de berlin n’est pas tombé » organisé par « Les Uchroniques » de l’université de Paris IV.